samedi 16 février 2008

karl kraus


texte écrit pour le livre Le Rire de Résistance publié par le Théâtre du Rond-Point et Beaux-arts Magazine en novembre 2007


Son nom sonne comme quelque chose qui se casse. Karl Kraus s’amusait à envoyer des tartes à la crème à la figure des sérieux ridicules. À la place de la Chantilly, il mettait des briques. 
Il fut le directeur, l’éditeur et le rédacteur de Die Fackel, à Vienne, entre 1899 et 1936. Il ne dépendait d’aucun groupe financier, d’aucun patron. Il gagna la confiance de milliers de fidèles qui trouvaient dans ses articles ce qui était passé sous silence dans les journaux officiels. Parmi ses lecteurs et ses amis, on compte Wittgenstein, Broch, Benjamin, Canetti, Musil… 
Oscar Kokoschka écrivit : « Karl Kraus est descendu en enfer pour juger les vivants et les morts ». Polémiste paradoxal, il défendait la liberté sur un ton autoritaire ; perpétuellement en colère et indigné, il maniait aussi l’ironie et l’insolence. Ses auditeurs éprouvaient un grand plaisir, un plaisir d’enfants, à assister à ses séances de démolition des châteaux de sable de l’époque. Il s’en prenait à tout le monde, car il ne se sentait tenu par aucune loyauté. Il s’engagea pour l’avortement, les droits des prostituées et la dépénalisation de l’homosexualité. Les lectures qu’il donnait faisaient salle comble.
« Une rosée sanguinolente perle de la fleur de la rhétorique », écrivit Kraus. Il dénonça « die Katastrophe der Phrasen », c’est-à-dire les poncifs et les idées toutes faites qui nient et transforment la réalité. Son grand combat fut de dévoiler le totalitarisme véhiculé dans le langage. Pour lui, la guerre commence dans les mots ; derrière l’apparente rationalité se dissimule l’intérêt partisan. Il montra la folie des lieux communs et de la doxa qui conduisent au national-socialisme, « triple alliance de l’encre, de la technique et de la mort » Le meurtre et le génocide commencent par la corruption du langage. 
Naturellement, les journaux furent la cible préférée de Kraus. « Au commencement était la presse. Puis advint le monde ». La presse diffuse la propagande du pouvoir et inscrit dans les esprits une fausse réalité. Les journalistes participent insidieusement à l’abêtissement général. Pour Kraus, il n’y a qu’un seul remède : l’imagination. La bêtise n’est pas l’absence d’intelligence, mais d’imagination : « Les horreurs les plus inimaginables, on pourrait les imaginer et savoir d’avance combien le chemin est court entre les slogans hauts en couleur, tous les drapeaux de l’enthousiasme, et la misère vert-de-gris. ».
Il a écrit deux grandes oeuvres, Les Derniers jours de l’Humanité, inspirée par la première guerre mondiale, et La Nuit de Walpurgis, à propos de l’avènement du nazisme. Il trouva son matériau dans les journaux ; les citations des acteurs de la vie réelle s’intégrèrent aux dialogues. Le burlesque de certaines scènes annonce le Chaplin du Dictateur et le Arturo Ui de Brecht : les nazis sont grotesques, les croyances convenables du temps présent apparaissent ridicules. Surtout, il prévient : la lâcheté intellectuelle, l’égoïsme et l’indifférence à la souffrance mènent au chaos.
Kraus nous enseigne une chose capitale : la barbarie ne surgit pas un jour. Elle grandit pendant des années, dans les journaux, dans les discours, par le choix d’un mot, par l’entrée dans le discours d’un concept apparemment anodin. 
« On ne vit pas même une fois » pensait-il. Mais, malgré son pessimisme, il était du côté de la vie. Il pratiqua une intense chirurgie sur le corps de l’humanité. Pour notre plus grand bonheur, il ne prit pas la peine de l’anesthésier. 

dimanche 10 février 2008

outrage de la fête aux fleurs


(texte publié dans le magazine Technikart je crois ; en 2001, 2002 ou 2003)


Parfois, quand le ciel est propice et qu’une comète passe à la pointe de la constellation du Cygne, il arrive que les plans de la Nature et ceux du gouvernement coïncident. Le gouvernement a décidé que nous devions faire la fête un samedi de juin, agiter nos corps, les remplir de bière et accessoirement laisser les ondes sonores pénétrer nos conduits auditifs externes pour faire vibrer nos tympans. Ce samedi, nous sommes jeunes et libres, c’est ainsi ; le programme nous convient assez, après tout, exceptionnellement, il n’y a rien à la télé. Nous trouvons une salle posée près du bassin de la Villette. Tout est si bien arrangé : des baffles, un chanteur, une scène, des auditeurs. Nous sommes heureux quand les vibrations se transmettent aux osselets de l’oreille moyenne. Le marteau, l’enclume et l’étrier battent le rythme. De la fumée entre dans la bouche des participants ; des mots en sortent, mais nous n’écoutons déjà plus : dans notre tête les étriers s’emballent, leur base s’introduit dans la fenêtre ovale de l’oreille interne et provoque des déplacements du liquide contenu dans la cochlée. Nous en profitons pour prendre un autre verre, de quoi nous ne savons pas, et ça nous est égal car l’ambiance est si folle que nous serions prêt à boire de l’eau. Le gouvernement a vraiment eu une chouette idée : les vibrations de la membrane du canal cochléaire sont transmises à l’organe de Corti dont les cellules sensorielles traduisent l’énergie acoustique en impulsions nerveuses. Celles-ci sont transférées par le nerf cochléaire à la zone du cerveau qui traite la perception des sons. C’est alors que nous nous apercevons que, décidément, nous n’aimons pas le death metal berrichon. Mais nous ne pouvons plus rien faire il est trop tard pour revenir en arrière : nous dansons. Et des hommes et des femmes autour de nous dansent aussi ; nous pourrions être amis avec eux, avoir des discussions passionnées, mais ils sont trop loin, quelques décibels nous séparent. Nous aimons la fête. La lumière des spots rentre dans nos yeux sans se préoccuper de nos paupières. 
Avec les poissons, la Nature crée l’ouie quelques millions d’années avant l’apparition de l’homme. Puis, à la fin du XXéme siècle (l’homme est apparue entre temps si vous vous rappelez bien), le gouvernement d’un petit pays invente la fête de la musique. Des millénaires d’évolution ont enfin rencontré un grand projet politique. Quelle émotion.
C’est le saccule, un organe de l’ouie primitif chez les poissons qui nous procure le plaisir d’écouter de la musique au dessus de 90 décibels. Le saccule est un organe sourd, ça tombe bien, ça tombe même très bien ce soir. Comme les poissons, nous sommes dans l’eau, nous dansons dans un aquarium ; le saccule a été crée pour cet environnement, il transmet des vibrations à l’hypothalamus qui envoie un message de plaisir. Chez les poissons, il existe une connexion entre la vessie gazeuse et l’oreille interne, relation qui favorise la réception des sons dans l’eau. Qui a participé à n’importe quelle soirée musicale sait que notre vessie est un organe souvent sollicité, qui se vide et se remplie au rythme des verres de bières dont les averses tombent dans notre gosier. 
Darwin jouait du piano aux vers de terre pour savoir s’ils avaient une ouie. La réponse est qu’ils n’en avaient pas, mais vous savez quoi ? ça ne les empêchaient pas de se tortiller en rythme. Le gouvernement nous joue de la musique pour voir si nous entendons ce qu’il ne nous dit pas. Nous nous tortillons en rythme, je crois.
Le mauvais esprit de ce rapport sur cette expérience musicale et sociale est injuste si on oublie les outrages minuscules. Nous nous sommes amusés, finalement. Mais quand à la fin de la nuit je suis rentré chez moi, j’ai trouvé deux cadavres de fleurs piétinés par des amoureux de la musique. Ces deux anciennes tulipes avaient été plantées par ma voisine contre le mur de l’immeuble. J’en avais la garde depuis que la vieille dame avait été livrée à une maison de retraite picarde qui collectionne les grabataires. Je sais que je n’aurais pas pu les sauver : on ne peut s’opposer à une foule sympathique et aimable. On s’amuse toujours quand on ne regarde pas ce que l’on piétine. Les deux tulipes étaient orange et rouge ; elles s’ouvraient le matin à l'heure où sonnait mon réveil ; âgées de quelques mois, elles avaient résisté aux chiens, à la pollution et aux attentions des enfants.